Eisheilig se pencha pour embrasser la bouche ensanglantée du jeune homme étendu dans la neige. Son beau visage aux yeux clos se décolorait peu à peu et virait déjà au bleu froid sous le clair de lune. Tout semblait figé, comme guettant la mort. Seuls les flocons continuaient de descendre, recouvrant lentement le paysage et le corps du garçon inconscient. Dans cet univers blanc, le sang gelé formait des taches écarlates, cinglantes larmes vermeilles. Eisheilig caressa les paupières figées sur le sommeil de plomb, les cils chargés de cristaux étincelants, le front bleui… Ses longs doigts ornés de bagues s'insinuèrent entre les boucles de la lourde chevelure brune, la dégageant de la neige qui s'y déposait continuellement. Il imagina les lèvres fines retrouvant leur délicieuse couleur rouge, et empoigna soudain la masse de cheveux pour rejeter la tête du garçon en arrière pour contempler sa gorge pâle. La vie fuyait ce corps magnifique, mortellement blessé, mais son instinct lui disait que le sang s'efforçait de continuer son chemin à travers le réseau complexe des veines et des artères, prêt à jaillir dans sa bouche pour dégringoler dans son estomac au premier coup de crocs. Quelques instants encore il observa le jeune homme transis, son corps recroquevillé assailli par le froid. Il respira l'odeur de la mort toute proche, la défiant de son plus beau sourire et de son regard étincelant. Puis sans plus d'hésitation, il se pencha sur le cou gracieux et mordit…
Lorsque la détonation retentit, Lenzo ne comprit pas tout de suite qu'il avait été touché. Il ne ressentait aucune douleur, hormis celle, très différente, qui meurtrissait son cœur face au regard empli de triomphe de son amant. Comment ce garçon au doux visage avec qui il se roulait dans les draps quelques heures auparavant pouvait-il pointer une arme sur lui ? Et ne venait-il pas de tirer ? Penchant la tête, Lenzo aperçut la large tâche rouge qui imprégnait déjà son pull et la douleur explosa aussitôt en lui. Il porta une main à sa blessure et se rua en titubant hors de la cabane. La neige l'accueillit, gelant instantanément les larmes qui ruisselaient sur ses joues, les transformant en perles étincelantes. La raison de Lenzo s'égarait déjà alors qu'il se mettait à courir de façon désordonnée, laissant derrière lui une traînée de sang. La silhouette de son amant se découpait dans l'encadrement de la porte, et il fuyait cette vision avec l'énergie que seuls confèrent la peur et le désespoir. Un nouveau coup de feu retentit mais le tir ne l'atteint pas. Lenzo s'enfonça alors dans la tempête comme dans un cauchemar aux parois de coton. Un rêve glacé bleu et blanc. Mais il ne courut pas longtemps. Ses forces l'abandonnèrent peu à peu et il trébucha plusieurs fois pour finir par tomber, les sens égarés. De nouveau, le tapis de neige l'accueillit.
Eisheilig aspirait le sang avec avidité tandis que le cœur ralentissait. Le pouls devenait de plus en plus faible et pourtant, du fond de son inconscience, le garçon semblait s'accrocher à la vie. Ses pensées teintées de sang luttaient contre la mort toute proche, refusaient de se reposer dans ses bras noueux et assaillaient Eisheilig sans relâche. Rassasié, celui-ci se redressa et se lécha les lèvres pour recueillir les dernières gouttes de sang. Son regard s'attarda sur la bouche brillante de givre du jeune homme et il se pencha à nouveau pour l'embrasser. Un parfum d'agonie l'emplit d'un seul coup et il comprit que la mort n'allait pas tarder à lui ravir son précieux trésor s'il ne se dépêchait pas. Prestement, il s'ouvrit une large plaie au cou avec l'ongle tranchant de son pouce et laissa son sang bouillonnant couler dans la bouche du garçon et l'emplir de sa chaleur. Après quelques instants, celui-ci s'anima. Son visage se tendit vers la blessure, imperceptiblement d'abord… Puis il se redressa et sa bouche s'y arrima subitement tandis que sa main se refermait sur la nuque d'Eisheilig. Résolu à ne pas mourir, il se mit à aspirer le flot de vie avec avidité.
Alors que Lenzo demeurait étendu, la neige se mit à le recouvrir lentement. Mais il était désormais insensible au monde extérieur. Peu à peu, tout son être se replia dans les recoins secrets de son cerveau. Tout ce qu'il avait été, tout ce qui restait de lui, se concentrait dans les remous de son esprit embrumé. Il voyait les couleurs qui avaient peuplé sa vie. Couleur bleue du ciel sans nuages. Couleur grise de la ville après la pluie. Couleur rouge de l'amour après lequel il courait. Couleur chair de ses amants aux formes gracieuses. Puis le monde en blanc tandis que la neige s'insinuait jusque dans ses pensées. Et enfin le noir… Lenzo se sentait partir. Pourtant il s'accrochait. Il refusait de mourir comme ça, à cause d'une histoire sans importance. Mais la petite flamme qui le maintenait en vie in extremis commençait à vaciller. L'hiver s'abattait sur son être sans se soucier de sa volonté et tout son intérieur pleurait. Aussi, quand une décharge le traversa de façon inattendue pour chasser la mort de ses veines asséchées, il s'accrocha de toutes ses forces à cette chaleur, réintégrant peu à peu son corps tandis que ses sens lui revenaient. Il reprit bientôt conscience de lui-même, se rendit compte qu'il s'agrippait à quelqu'un. De cette personne jaillissait une chaleur tumultueuse qu'il aspirait sans relâche. Elle emplissait tout son corps, réchauffant ses entrailles, faisant naître des frissons partout sur sa peau qui retrouvait sa couleur. Il lutta férocement lorsqu'on le repoussa, l'arrachant à cette source prodigieuse dont il aurait voulu se gorger pour l'éternité. Mais il eut beau se débattre, usant de la vigueur nouvelle qui grandissait en lui, la force qui le maintenait en respect était plus grande. Et lorsqu'il ouvrit enfin les yeux, le visage qu'il découvrit penché sur lui exprimait un calme autoritaire qui le laissa paralysé. Fasciné, il observa les longs cheveux blonds qui ruisselaient autour des joues pâles, laissa son regard caresser les lèvres cerise. La pointe de malice qui s'alluma dans les magnifiques yeux verts fixés sur lui fit naître un délicieux frisson au creux de ses reins. Courant tout le long de son corps encore engourdi, il éveilla un désir soudain, impérieux, et ses lèvres se tendirent lentement vers celles du maître qu'il allait chérir pour l'éternité.
Luc remonta la couverture sous son menton, l'esprit hanté par une silhouette disparaissant derrière un épais rideau de flocons. Une traînée de sang sur la neige. Un coup de feu… Les images dansaient dans son esprit rongé par la folie. Le visage de Lenzo lui apparaissait par intermittence. Il pouvait même voir la stupeur s'y peindre subitement. La stupeur, puis la peur. Et le visage disparaissait, remplacé par l'image du plafond alors qu'il ouvrait les yeux. Dans sa démence, il laissa échapper un rire qui ressemblait plutôt à un gloussement étrange, dérangé. Puis il referma les yeux et les images revinrent.
_ Vous voyez, commença t'il à raconter comme s'il faisait la conversation aux murs, la différence entre Lenzo et moi, c'est qu'il ne se méfie pas. Il croit à l'amour, en toute innocence. Il croit que baiser créé des liens affectifs. Moi je baise et je tue ! Je suis un chasseur ! La différence, oui, la différence entre lui et moi, c'est qu'il est faible alors que moi… oh oui ! Moi je suis fort ! Il était fait pour crever, j'étais là pour le tuer. Finalement, la vie est bien faite.
Son rire le reprit. Mais dans son triomphe, Luc avait comme un mauvais pressentiment.
_ Je suis le plus fort, répéta t'il comme pour s'en convaincre.
Pourquoi avait-il l'impression que Lenzo l'entendait et lui riait au nez ?
_ Tu n'peux pas m'entendre ! Tu es mort à l'heure qu'il est ! Avec cette neige, on ne retrouvera pas ton corps avant des semaines ! Et pendant c'temps, moi j'me fais tranquillement la malle !
Sur ce, Luc s'enfonça sous les couvertures, résolu à s'endormir.
Autour d'eux, tout était glacé. Leurs corps brûlaient pourtant d'un feu passionné. La neige ne les avait pas empêchés de faire l'amour à même le sol. Le froid ne les atteignait pas. D'ailleurs, rien ne semblait pouvoir les atteindre à part le soleil qui ne se lèverait pas avant de longues heures. Lorsque les paroles de Luc résonnèrent dans sa tête malgré la distance qui les séparait, Lenzo émit un rire moqueur. Il pressa le pas, bien décidé à se venger. D'autant plus qu'une soif qu'il n'avait jamais ressentie auparavant lui dévorait les entrailles. L'appel du sang le poussait vers l'avant et il avançait sans ciller malgré l'averse de flocons qui lui cinglait le visage. Eisheilig le suivait, curieux de voir comment il se comporterait face à sa première victime. Il ressentait une certaine fierté à avoir créé un si beau vampire, et son instinct lui disait qu'il serait fort. Mais seul l'avenir le confirmerait. La cabane n'était plus qu'à une centaine de mètres devant eux à présent. Lenzo et Eisheilig apercevaient sa silhouette indistincte plongée dans l'obscurité. Lorsqu'ils arrivèrent devant la porte, quelques bribes des rêves tourmentés de Luc leur parvinrent. Des cauchemars où se mélangeaient le sexe, le sang et le mépris. Lenzo se demanda comment il avait pu prendre cet être imbibé de folie pour un jeune homme normal. Avec une grimace de dégoût, il brisa la porte d'un coup de pied et entra, suivi d'Eisheilig. Toutes les bougies posées un peu partout dans la cabane s'allumèrent en cascade et Lenzo se délecta de la stupeur qu'il lut sur le visage de Luc. De la stupeur, puis de la peur.
Luc se réveilla en sursaut lorsque sa porte vola en éclats. La lumière envahit soudainement la pièce et ce qu'il vit le laissa d'abord totalement incrédule. Lenzo se tenait là, avec son pull trop grand tout ensanglanté et ses cheveux couverts de neige. Il se tenait là alors qu'il aurait du être mort, accompagné d'un type bizarre vêtu de dentelle et d'une cape de fourrure comme au Moyen-Age. Luc secoua furieusement la tête. Rien de tout cela ne pouvait être vrai. Il était forcément en train de rêver et il allait se réveiller d'un moment à l'autre. Tout disparaîtrait alors. Un simple cauchemar, rien de plus. Mais Lenzo et son invité demeuraient parfaitement immobiles, dégoulinant de neige fondue dans la lumière des bougies qui s'étaient allumées comme par enchantement. Luc fut forcé d'admettre que tout ceci était bien réel. Les deux visages de cire tournés vers lui étaient trop nets pour faire partie d'un rêve. Luc se sentit alors basculer dans une terreur sans nom, incapable de retenir le hurlement qui franchit soudain ses lèvres. Le sourire satisfait de Lenzo et l'air parfaitement calme de l'homme qui l'accompagnait le paralysaient. Il demeura immobile, la bouche ouverte, attendant la punition qui ne tarda pas à survenir. Quand Lenzo l'empoigna pour le plaquer rageusement contre le mur sans qu'il n'ait eut le temps de le voir arriver, il ne se défendit même pas. Un gargouillis inintelligible monta de sa gorge tandis qu'il se recroquevillait, se flétrissant peu à peu sous le regard accusateur de celui qu'il pensait avoir tué.
_ Tu vois, la différence entre nous, c'est que je suis le chasseur à présent et que tu es la proie. Tu es mortel, je ne le suis plus. Tu es bon pour crever, je vais jouir de ta mort.
La voix de Lenzo vibrait de rage. Luc ne la reconnaissait pas. Comment imaginer que quelques heures plus tôt elle était douce comme du miel, murmurant des mots chargés de tendresse et de passion à son oreille ? A présent, la passion était réservée à l'homme aux cheveux blonds qui observait la scène d'un air impassible, et même le visage de Lenzo était transfiguré par la colère. Il ouvrit la bouche toute grande, et dans un dernier tournoiement de terreur, Luc aperçut ses deux canines aiguisées avant qu'elles ne se plantent dans sa gorge.
Lorsque le flot écarlate jaillit dans sa bouche, Lenzo ressentit une volupté qu'il n'avait jamais connue auparavant. A présent qu'il tenait la vie de Luc sous ses crocs, sa rage s'apaisait peu à peu. Le sang assouvissait sa soif en même temps que son désir de vengeance et après quelques secondes il glissa hors du temps dans un rêve teinté de rouge, bercé par la pulsation sourde du cœur qui s'affaiblissait. Puis tout devint obscur. Trop vite, la mort se déversa sur sa langue et il se redressa pour contempler le cadavre gisant sur le lit. Une expression de stupéfaction s'attardait sur le visage de Luc, lui donnant l'air idiot. Lenzo songea que sa vengeance accomplie, plus rien ne le retenait à son ancienne vie, et il se mit à pleurer doucement. Ses larmes ne contenaient nulle tristesse pourtant. Il pleurait simplement pour célébrer une dernière fois son existence de mortel et tirer ainsi un trait dessus. Quand ses larmes se tarirent enfin, il se détourna. Son maître l'observait, très calme. Dans le regard étincelant d'Eisheilig, Lenzo lut l'approbation et se sentit rasséréné. Sans un regret, il le rejoignit et se lova dans ses bras pour partager quelques secondes de calme. Puis, se partageant la grande cape de fourrure, ils sortirent sans un regard en arrière. Le vent et la neige s'engouffrèrent par la porte restée ouverte et commencèrent à remplir la cabane tandis qu'ils disparaissaient dans la nuit.